Quand Grockoco eut atteint l’âge de 66 ans, il descendit seul de la montagne et dit :
« J’aime les hommes, je leur apporte à tous un présent à partager.
Car en vérité, quand le doute n’est plus permis, que reste-t-il à partager entre tous ?
Les certitudes ne se partagent pas, elles s’opposent les unes aux autres.
Seul le doute offre la possibilité d’une trêve à leur guerre de cent mille ans.
Nous avons vécu cette trêve avec insouciance.
Mais voici que les certitudes armées s’avancent à nouveau.
Nos doutes nous faisaient rire ensemble de tout. Presque tous, parce que certains parmi nous craignaient le rire.
Ils nous appelaient blasphémateurs et par insouciance nous riions plus fort. Parce que nous pensions que leur temps était passé, et que leur pouvoir était aboli.
Que de nouveaux inquisiteurs se soient levés et nous aient envoyé leurs bourreaux, il fallait s’y attendre; tous les dévots du monde n’ont pas deux mille ans de courbettes dans l’échine et de l’arthrose aux genoux.
Ce qui nous a surpris, c’est la facilité et la rapidité de la conversion de tant d’hommes, quelques semaines seulement après qu’un écrivain l’ait prédite et qu’on l’ait violemment critiqué pour cela.
Bien sûr, tous ces gens ne se sont pas convertis à l’une ou l’autre foi. Ils n’ont pas recommencé à pratiquer un culte. Leur conversion n’est pas à tel rite ou à tel autre.
Leur conversion soudaine est une conversion à la Prudence.
Et leurs motifs sont divers.
Les plus sincères parlent de peur. Mourir pour des idées d’accord, mais de mort lente, entonne le choeur des prudents. Parce que, sans aucun doute, des bourreaux se cachent encore parmi nous.
D’autres, plus calculateurs, craignent en condamnant les bourreaux de stigmatiser leurs familles et/ou, pire, de rejoindre le camp des stigmatiseurs qui depuis plus d’un siècle désignent des « classes dangereuses » ou des « races inférieures ». Ils nous expliquent même que ce serait précisément cette stigmatisation qui commanderait aux bourreaux leurs actes, et non pas les inquisiteurs.
Peut être n’ont-ils pas entièrement tort. Mais à coup sûr ils n’ont pas entièrement raison.
Il n’est pas impossible qu’un jour prochain, comme cela arriva dans le passé, les convertis à la Prudence édictent l’une ou l’autre loi condamnant le doute au titre du blasphème.
L’Inquisition est parmi nous depuis toujours, et en chacun de nous. Elle n’est dangereuse que quand elle peut recruter des bourreaux, les armer, et quand la Prudence laisse faire.
Une Cène universelle n’est possible que pour autant que la seule chose à partager entre tous soit un doute raisonnable.
Hommes des plaines du Nord, je vous rapporte le doute que vous aviez égaré en chemin.
Cultivez le sans prudence, non pas comme un droit mais comme un bien fragile et précieux à partager avec les autres hommes.
Aucun autre bien ne se partage sans malheur.