MARC AURELE ET LES REFUGIES

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Un jour, Marc Aurèle, empereur très romain, apprend que des citoyens romains ont décidé de parrainer des réfugiés barbares qui arrivent à Rome par centaines.

In illo tempore, en effet, un flot de réfugiés barbares se répandait dans l’Empire, fuyant les guerres sanglantes et fratricides qui les opposaient les uns aux autres dans leurs lointaines contrées. Leur nombre était tel que les chaussées romaines s’encombraient de troupeaux affamés et misérables, implorant l’asile à des fonctionnaires débordés.

Le Sénat était divisé. Certains sénateurs proposaient d’envoyer des légions aux confins pour interdire aux réfugiés de franchir les frontières.

D’autres conseillaient au contraire de tous les accueillir pour en faire des esclaves soumis.

D’autres encore suggéraient d’en faire illico des citoyens romains pour tirer ensuite un bénéfice politique de leur gratitude.

Mais une majorité de sénateurs et de citoyens romains restaient sourdement hostiles à ces barbares aux idiomes, aux dieux et aux moeurs incompréhensibles.

Ils craignaient par dessus tout le retour du violent chaos qu’ils avaient réussi à contenir au dehors des frontières depuis tant d’années et qu’ils avaient fini par confondre avec les barbares au point de l’appeler « barbarie ».

Certains considéraient même cet afflux comme une invasion sans armes, menant au remplacement progressif des citoyens romains par ces barbares prolifiques, et ainsi à la chute de l’Empire Romain et de la Civilisation elle-même…

Quelques uns au contraire, moins inconditionnellement attachés peut-être à la civilisation romaine, voyaient favorablement cet apport de sang neuf et se réjouissaient du brassage des cultures et du métissage qui en résulterait sans doute alea jacta est.

Le débat s’envenimait au point qu’on se traitait de traîtres collaborateurs, ou d’égoïstes rétrogrades.

Marc Aurèle, incognito de facto selon son habitude, décide d’y aller voir par lui-même pour s’éclairer le spiritum.

Il enfourche sa motocyclette et se rend sans tympans ni buccins dans un castrum désaffecté et remonté d’urgence pour accueillir les centaines de réfugiés barbares qui convergent vers Rome.

Des citoyens bénévoles aident quelques légionnaires débordés à équiper les tentes de lits de camp tandis que d’autres préparent des colis de toilette comprenant une éponge, un gratte-poux, un pumex, et un peu de poudre de soude pour les dents, le savon et le dentifrice n’ayant malheureusement pas encore été inventés.

D’autres encore trient des tas de vêtements usagés apportés par de nombreux citoyens émus par le sort des réfugiés barbares.

Aussitôt Marc Aurèle se met à l’ouvrage. Tout l’après midi, il monte des lits de camp et porte des colis.

Le soir venu, l’Empereur rentre au Palais impérial, fatigué mais heureux d’avoir pu faire preuve de Caritas Romana.

Dès le lendemain, une centaine de réfugiés arrivent, une autre centaine le surlendemain et ainsi de suite jusqu’à ce que le castrum déborde…

Marc Aurèle revient alors, toujours incognito de facto, pour rencontrer ces barbares, juger de leur état, de leurs besoins, et évaluer la possibilité de les intégrer plus ou moins rapidement à la Cité.

Il les trouve tous assis ou couchés, taciturnes. Ils semblent las mais ce sont pour la plupart des hommes jeunes et vigoureux qui pourraient en remontrer à bien des jeunes Romains.

Debout au milieu d’eux, Marc Aurèle lance à la cantonade : « Avé Barbares. Qui d’entre vous veut sortir du castrum avec moi pour se promener et faire la connaissance d’un citoyen Romain ? »

De nombreux regards sombres se tournent vers lui mais aucun barbare ne répond à son invitation.

L’Empereur répète « Avé Barbares. Qui d’entre vous… »

Il est interrompu par un Nubien qui lui dit en latin avec un fort accent haut-nilien : « Ils ne parlent pas latin, Romain. Mais je peux traduire si tu veux. »

Marc-Aurèle hoche la tête et le Nubien traduit en babylonien les mots de celui qu’il prend pour un simple citoyen romain de passage au castrum.

Aussitôt, quatre barbares se lèvent en souriant de toutes leurs dents. « Eux ils acceptent » dit le Nubien.

Bien qu’il leur trouve des mines absolument patibulaires, Marc Aurèle, empereur très romain, se met en route avec les barbares et l’interprète Nubien.

Après quelques minutes de marche silencieuse où chacun s’observe du coin de l’oeil, la petite troupe s’arrête dans une taberna.

Les barbares acceptent sans réticence les gobelets de vin que leur apporte le tabernier.

Tiens, se dit Marc Aurèle dans sa barbe, on m’avait dit que ces barbares ne mangeaient ni ne buvaient comme nous Romains, et les voilà trinquant et buvant avec moi. Comme cela est étonnant ! 

Chacun raconte son voyage jusqu’à Rome et les raisons qui l’ont poussé à s’exiler, et le Nubien traduit tant bien que mal.

Le récit de ces misères et le vin aidant, l’Empereur les trouve de moins en moins patibulaires et de plus en plus sympathiques. Il se promet de revenir les voir un jour prochain.

Le lendemain, toujours incognito de facto, l’Empereur se rend à une assemblée de citoyens romains désireux d’apporter une aide aux réfugiés.

La majorité des participants est constituée de matrones d’âge mûr et Marc Aurèle se dit que leur intérêt pour les réfugiés barbares n’est peut-être pas dénué d’arrière-pensées, mais il constate vite qu’elles s’intéressent surtout aux jeunes enfants et aux mères. Il se trouve alors assailli de remords d’avoir mal-pensé au milieu de tant de bien-pensance. « Quand seras-tu donc telle, ô mon âme, que tu puisses vivre enfin dans la cité des dieux et des hommes, de manière à ne leur jamais adresser une plainte, et à n’avoir jamais non plus besoin de leur pardon ? » Pensées pour moi-même. Livre X, I.

Reste que les activités de dessin et de tissage proposées par les matrones lui semblent peu convenir aux jeunes hommes qui représentent les quatre cinquièmes des réfugiés…

L’Empereur est aussi étonné de voir se développer une concurrence entre bénévoles et professionnels de la Caritas Romana. Les premiers reprochant aux seconds leur lenteur de réaction et leur pesanteur bureaucratique, les seconds reprochant aux premiers leur désorganisation et leur inexpérience.

Marc Aurèle se voit mal cependant ordonner, comme un de ses collègues autrefois, que l’on coupe chaque réfugié en autant de morceaux qu’il y a de bienfaiteurs, pour satisfaire tout le monde…

Il décide de laisser les bénévoles et les professionnels s’étriper et de continuer pour sa part à sortir du castrum avec les barbares qu’il a rencontrés lors de sa première visite.

C’est ainsi que Marc Aurèle, Empereur très romain, se rend incognito de facto à des courses de chars, orgies et autres bacchanales escorté de 4 barbares patibulaires et d’un Nubien longiligne.

Il constate sans étonnement que les barbares partagent avec les romains le goût de la fête, des chars et des femmes, et avec étonnement qu’ils aiment aussi le vin et qu’ils ne sont guère jaloux de leurs dieux, au point d’être prêts à les partager autant que les romains le souhaitent.

Marc Aurèle se dit alors qu’on aurait grand tort d’abandonner tous ces dieux, connus et inconnus, au profit de l’un ou l’autre dieu unique. L’air triomphant des chrétiens, par exemple, allant au martyre lui semble la manifestation d’un fanatisme endurci plus que du jugement propre, réfléchi, et grave qui devrait préparer l’âme à se séparer du corps. Que les dieux divers et multiples ainsi que notre propre sagesse, nous préservent donc des monothéismes passés, présents et à venir, se dit l’Empereur philosophe dans une stuporifiante intuition.

Parfaitement conscient de la génialité de son propos, il remercie les dieux romains et barbares mélangés de l’avoir inspiré et ,en titubant, il lève sa coupe à ses nouveaux compagnons et à la Chute de l’Empereur Romain, qui ne saurait tarder si le vin et les réfugiés barbares continuent de défiler à sa mensa.

Ces affectueuses péripéties n’empêchent cependant pas Marc Aurèle de s’interroger avec gravité sur le destin de ces barbares dans Rome.

Il les regarde chanter et danser entre eux, lui qui n’aime ni chanter ni danser. Il les regarde rire, lui qui rit peu. Pour des pauvres, il les trouve un peu trop vivants et un peu trop joyeux, lui dont la vieillesse est amère.

De ceux qui croient avoir tout à perdre, ou de ceux qui croient avoir tout à gagner, Marc Aurèle se demande quels seront les plus féroces…

Markus Grockoco « Marc Aurèle et les réfugiés ». 2015.

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À propos de Grockoco

Auteur croate et transgenre

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