En passant dessus, tout le monde passait à côté. Il faut dire qu’elle y mettait du sien. Rta n’était pas une sainte.
Posée sur un tabouret de bar, elle attendait chaque soir en vidant des litres de bière d’être assez mûre pour qu’on la cueille. Alors elle se laissait glisser du tabouret et suivait en titubant le mécène qui venait de payer sa note.
Les types qui l’avaient gardée quelque temps finissaient toujours par la taper, et Rta clopinait, talon cassé, bas déchirés, sur les pavés mouillés.
Elle n’était pas laide la nuit sous la lumière artificielle. De toute façon, on la rencontrait rarement dans la lumière du jour. Quand elle parlait, ses lèvres se tordaient un peu, comme d’avoir été trop baisées. De toute façon, Rta parlait peu. Son regard en disait plus long. Je vous connais, disait-il, je sais ce que vous voulez… qu’est-ce que vous croyez, je ne suis pas une pute, je fais ce qui me plaît, quand ça me plaît.
Avec trois compères, on avait décidé de s’en assurer.
On se connaissait. On avait convenu d’aller boire un verre ou deux chez celui qui habitait le plus près, on avait payé la note, et Rta avait glissé de son tabouret.
La biche comptait faire son choix, mais on était décidé à la servir en meute.
Le trajet en voiture avait été bref et électrique. Assis à côté du chauffeur, j’entendais Rta se défendre mollement sur la banquette arrière contre les mains qui la palpaient.
Un peu plus tard je la regardais, sur un divan, tourner la tête de gauche à droite pour répondre aux baisers des deux hommes assis à ses côtés.
Son chemisier était entièrement dégrafé, un sein avait été extrait du soutien-gorge, sa jupe était retroussée jusqu’à mi-cuisse, et Rta me regardait en tendant les mains vers moi. Ses lèvres un peu tordues esquissaient un baiser. Je l’embrassais doucement, tendrement, pour me faire pardonner d’avance ce qui allait arriver. Elle me rendait mon baiser avec la même délicatesse, elle fermait les yeux, sa main me caressait la joue, elle ouvrait les yeux, elle me regardait intensément, elle me surprenait.
Et puis elle se dégageait, elle repoussait les deux autres, elle disait : « C’est toi que je veux, tu es gentil « , et elle reprenait mes lèvres.
Mais naturellement on n’était pas là pour ça. Si au départ on se demandait sur quel mode on allait la jouer, on tenait à présent un casus belli. Quoi ? On est aimable, on est même tendre, on laisse venir, on n’effraie pas, on est à peine en train, et déjà un caprice !
Pas de ça avec nous ma jolie. On va lui montrer, à l’ingrate ! Maintenant on est vexé, on est excusé… C’est l’ordre des choses, l’ordre qui dit que ce qu’on a, on l’a cherché. On est prêt à jurer qu’elle n’attend que ça, et même qu’elle nous supplie en silence de ne pas entendre ses « Non, non, arrêtez ! » , qu’elle en veut, qu’elle en veut, toujours plus, insatiable, insatiable…
Quand elle me crie : « Dis-leur d’arrêter, toi ! » , c’est pour leur dire d’aller plus vite, plus fort. Elle ne sait plus ce qu’elle dit, elle en veut !
Ses vêtements forment des petits tas épars sur le carrelage. Rta est nue, elle a glissé du divan. Chacun tient une jambe. Moi les deux bras, tendus derrière la tête. Et le quatrième dégrafe sa ceinture.
Rta se tortille, elle pleure de vraies larmes, qui l’eût cru. On a du mal à lui écarter les jambes. C’est ce qu’il faut. Elle joue le jeu. Bonne petite biche, tu vas quand même y passer. Elle a de longues jambes nerveuses. Elle est moins fière que sur son tabouret. La ceinture claque. On est surpris, on se dit qu’il en rajoute un peu, celui-là. Qu’il s’exécute, on est pressé…
Rta a cessé de gesticuler. Elle ne crie plus. Elle répète : « Mrcl je t’aime, Mrcl je t’aime… » Elle est totalement inerte, relâchée. Elle cède.
L’homme à la ceinture est à genoux entre les cuisses de Rta, le pantalon sur les talons. On se regarde. Qu’est-ce qui lui prend ? Elle est folle ! On la lâche. Elle reste là sans bouger. L’homme qui tient la ceinture lève le bras. On le regarde. Il interroge d’un petit mouvement du menton. On hausse les épaules.
C’est fini. On se relève. On relève Rta, on lui passe un kleenex, son rimmel a coulé. Alors, on le boit ce verre ?
Drôle de fille… C’est qui Mrcl ?
Markus Grockoco « Avant demain ». Chroniques.1988. Extrait.